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mercredi 14 mai 2014

A propos des nouvelles estimations des parités de pouvoir d'achat

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« Voici un aperçu des PIB par habitant qui viennent juste d’être publiés par la Banque mondiale dans son rapport "Purchasing Power Parities and Real Expenditures of World Economies: Summary of Results and Findings of the 2011 International Comparison Program". Je vais me concentrer ci-dessous sur la façon par laquelle ce calcul est fait. Mais tout d'abord, penchons-nous sur la tendance générale. Les tranches verticales colorées correspondent aux pays, classés par ordre croissant selon leur PIB par habitant, bien que le nom de tous les pays ne soit pas indiqué. L'axe horizontal indique la part d’un pays dans la population mondiale (…). L'axe vertical représente le PIB par habitant pour chaque pays. Ainsi, l'Inde et la Chine apparaissent comme de grands pays en raison de leur grande population, mais leur PIB par habitant est inférieur à la moyenne mondiale, en l’occurrence 13 460 dollars.

GRAPHIQUE PIB réel par habitant et parts dans la population mondiale en 2011

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source : Banque mondiale (2014)

(…) Considérons les 12 plus grandes économies au monde. Il n'est pas surprenant de voir les Etats-Unis et la Chine au sommet de la liste, mais saviez-vous que l'Inde est maintenant la troisième plus grande économie au monde, devant le Japon et l'Allemagne ? En effet, 6 des 12 plus grandes économies au monde sont des "pays à revenu intermédiaire", indiqués en caractère gras et en italique (…). La dernière colonne indique le rang en fonction du PIB par habitant. Lorsque l’on utilise cette mesure, les États-Unis se classent derrière un certain nombre de petits pays comme le Qatar, les Émirats arabes unis, le Luxembourg et Macao, qui ont des populations si petites qu'ils ne sont pas présentés comme barres verticales sur le graphique ci-dessus. Je reviendrai sur la colonne indiquant la mesure "en fonction des taux de change".

TABLEAU 1 Les 12 plus grandes économies selon leur part dans le PIB mondial en 2011

Banque_mondiale__Classement_PIB_PIB_par_tete_PPA_2011__Martin_Anota_.png

source : Banque mondiale (2014)

Observons les données sous un autre angle. La partie supérieure du tableau concernant la "part des dépenses" montre, par exemple, que 50,3 % du PIB mondial appartient aux pays à revenu élevé, 48,2% aux pays à revenu intermédiaire et seulement 1,5 % aux économies à faible revenu. La partie inférieure du tableau montre les comparaisons sur une base par personne : par exemple, le PIB par habitant est d'environ 40 000 dollars dans les pays à revenu élevé, 9000 dollars dans les pays à revenu intermédiaire et 1800 dollars dans les pays à faible revenu.

TABLEAU 2

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source : Banque mondiale (2014)

Comment ces types de calculs sont-ils obtenus ? Pour comparer la taille des économies nationales, chacune d’elles est mesurée dans sa propre monnaie domestique, mais vous avez ensuite besoin d'un taux de change. Une possibilité est évidemment d'utiliser le taux de change du marché, mais cette approche rencontre deux difficultés majeures.

Le problème, c’est que les taux de change varient significativement en l’espace de quelques mois ou années. Par exemple, un euro valait 1,46 dollar en mai 2011, 1,21 dollar en juillet 2012 et 1,35 dollar en février 2013. Si vous avez converti le PIB de la zone euro en dollars américains en utilisant le taux de change du marché, c’est comme si le PIB de la zone euro avait connu un plongeon digne d’une dépression au cours de l'année où la valeur de l'euro a chuté, puis aurait connu un boom les six mois suivants lorsque la valeur de l'euro a augmenté. Mais cette conclusion serait erronée, car elle serait basée sur les fluctuations du taux de change du marché et non sur des changements réels dans ce qui a été produit et consommé dans l'économie de la zone euro. Bien sûr, des variations encore plus fortes des taux de change du marché (comme la valeur du peso argentin qui a chuté entre début 2011 et aujourd’hui, passant de 0,25 dollar au début de 2011 à environ 0,12 dollar) seraient encore plus trompeuses si elles étaient utilisées pour tirer des conclusions sur l'évolution du PIB réel.

L'autre difficulté est que le coût d’achat d’un certain produit dans un pays à revenu élevé comme les États-Unis peut être différent (et souvent plus élevé) que le coût d’achat du même article dans un pays à faible revenu. En conséquence, le revenu dans un pays à faible revenu possède souvent un plus grand pouvoir d’achat, ce qui rend les comparaisons avec les revenus des pays à revenu élevé trompeuses. C'est pourquoi, dans le tableau 1, la part des économies à revenu intermédiaire dans l'économie mondiale semble plus petite lorsqu'elle est calculée en utilisant les taux de change du marché que lorsqu'elle est calculée en utilisant les PPA.

Pour surmonter les problèmes liés à l'utilisation des taux de change basés sur le marché, une approche commune depuis les années soixante a été d’utiliser le taux de change en "parité de pouvoir d’achat" déterminé par le Projet de comparaison internationale, qui fait désormais partie de la Banque mondiale. En déterminant un taux de change PPA, on cherche à déterminer le "pouvoir d'achat" d'une monnaie en termes de ce qu’elle peut acheter. Le calcul du taux de change PPA est maintenant effectué une fois tous les six ans, parce que c'est une tâche titanesque, qui demande de collecter un large éventail de données relatives aux prix dans 199 pays différents, en essayant de tenir compte des différences dans la qualité, puis de compiler le tout dans des indices des prix comparables. Le rapport qui vient de paraître est basé sur les données de l’année 2011.

Le rapport explique que "les PPA sont des rapports de prix qui constituent le rapport entre les prix en monnaie nationale d’un même bien ou service dans différents pays. Par exemple, si le prix d'un hamburger est de 4,80 euros en France et de 4,00 dollars aux États-Unis, la PPA pour les hamburgers entre les deux économies est de 0,83 dollar pour un euro du point de vue français (4.00/4.80) et de 1,20 euro pour un dollar du point de vue des États-Unis (4.80/4.00). En d'autres termes, pour chaque euro dépensé en hamburgers en France, il faudrait dépenser 0,83 dollar aux États-Unis pour obtenir la même quantité et qualité (c’est-à-dire le même volume) en hamburger. Inversement, pour chaque dollar dépensé en hamburgers aux États-Unis, il faudrait dépenser 1,20 euro en France pour obtenir le même volume d’hamburgers. Afin de comparer les volumes d’hamburgers achetés dans les deux économies, soit les dépenses en hamburgers en France sont exprimées en dollars en les divisant par 1,20, soit les dépenses en hamburgers aux États-Unis sont exprimées en euros en les divisant par 0,83."

"Les PPA sont calculées par étapes : d'abord pour les biens et services individuels, puis pour des groupes de produits et enfin pour chacun des différents niveaux d'agrégation jusqu'au PIB. Les PPA continuent d’être des rapports de prix si elles se rapportent à un groupe de produits, à un niveau d'agrégation ou au PIB. En remontant la hiérarchie d'agrégation, les rapports de prix se réfèrent à des assortiments de plus en plus complexes de biens et de services. Ainsi, si la PPA pour le PIB entre la France et les États-Unis est de 0,95 euro pour un dollar, on peut en déduire que pour chaque dollar dépensé sur le PIB aux États-Unis, il faudrait dépenser 0,95 euro en France pour acheter le même volume de biens et de services. L'achat de la même quantité de biens et de services ne signifie pas que les paniers de biens et services achetés dans les économies seront identiques. La composition des paniers varie entre les pays et reflète des différences dans les goûts, les cultures, les climats, les structures de prix, les disponibilités des produits et les niveaux de revenu, mais les deux paniers vont fournir, en principe, une satisfaction ou utilité équivalente."

De toute évidence, ces taux de change PPA pour 199 économies ont une bonne dose d'arbitraire (…). Angus Deaton a consacré le discours présidentiel qu’il a tenu en 2010 à l’American Economic Association (disponible gratuitement en ligne ici) pour détailler les "faibles fondements théoriques et empiriques" de ces mesures. D’une certaine manière, ces problèmes sont inévitables : c'est sans doute une tâche herculéenne de calculer et défendre une mesure monétaire unique qui puisse nous permettre de comparer les niveaux de vie moyens entre, par exemple, les États-Unis, le Japon, la Chine, l'Inde, le Brésil, l'Indonésie, l'Egypte et Nigeria, avec plus de 100 autres pays. Mais les imperfections incontestables des statistiques économiques ne dénuent pas ces statistiques de toute signification. En revanche, cela signifie qu’elles doivent être interprétées avec suffisamment de recul en ayant en tête que ces estimations peuvent avoir d'importantes marges d'erreur. »

Timothy Taylor, « GDP snapshots from the International Comparison Project », in Conversable Economist (blog), 9 mai 2014. Traduit par Martin Anota

jeudi 1 mai 2014

Quand la technologie se diffuse lentement

« L’une des questions les plus importantes que l’on se pose à propos du potentiel de croissance des Etats-Unis est celle-ci : l’économie américaine a-t-elle déjà exploité la majorité du potentiel de croissance économique qu’elle peut tirer des innovations dans les technologies d’information et de communication, notamment internet, le cloud, la robotique et ainsi de suite ? Ou est-ce que l’économie américaine ne l’a-t-elle qu’à peine exploité (….) et présente donc encore de fortes perspectives de croissance futures ?

Pour ce type de questions, le recul rétrospectif est plus utile que la prévision. Et parmi les historiens économiques, c’est actuellement admis que les nouvelles technologies majeures peuvent prendre des décennies pour se diffuser à travers l’économie. Rodolfo E. Manuelli et Ananth Seshadri offrent un exemple dans leur article "Frictionless Technology Diffusion: The Case of Tractors" qui a été publié dans le numéro d’avril 2014 dans la revue American Economic Review. (…) Ils mettent en évidence que dans les modèles économies simples, une firme choisit juste une technologie et qu’elle peut choisir une nouvelle technologie à n’importe quel moment comme elle le veut. Mais dans le monde réel, les nouvelles technologies prennent souvent du temps pour se diffuser. Ils notent que l’analyse de douzaines de nouvelles technologies suggère qu’il faut entre 15 et 20 ans pour qu’une technologie passe de 10 à 90 % de son marché potentiel. Mais quelques inventions majeures peuvent nécessiter encore plus de temps.

Voici comment le tracteur remplaça lentement les chevaux et mules dans le secteur agricole des Etats-Unis entre 1910 et 1960. Le nombre de chevaux et les mules, représenté par la ligne en pointillés noirs et mesuré sur l’axe de droite, déclina entre 1920 et 1960 en passant de 26 millions à 3 millions. Parallèlement, le nombre de tracteurs, représenté par la ligne bleue solide, passa de zéro en 1910 à 4,5 millions en 1960.

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Quels facteurs peuvent expliquer pourquoi il a fallu un demi-siècle pour que les tracteurs se diffusent ? Beaucoup de réponses ont été proposées : les fermiers ont besoin de temps et d’expérience pour apprendre à utiliser la nouvelle technologie ; les plus vieux fermiers préférèrent ne pas apprendre, mais ils moururent peu à peu ; quelques fermiers n’avaient pas la capacité financière d’investir dans un tracteur ; il y eut un manque d’informations à propos des bénéfices des tracteurs ; les intérêts établis comme le secteur des chevaux et des mules tentèrent de contenir les tracteurs autant que possible. Manuelli et Seshadri offrent une autre explication : durant tout ce temps, la qualité des tracteurs s’est améliorée continuellement et au début de cette période (comme durant la Grande Dépression) les salaires des travailleurs agricoles ne s’accrurent pas beaucoup. Donc il était rationnel pour de nombreux fermiers de ne pas acheter les premières générations de tracteurs. (…) Mais lorsque la qualité des tracteurs s’améliora et les salaires des travailleurs agricoles s’accrurent, investir dans un tracteur apparut comme un investissement de plus en plus fructueux.

Mon exemple favori de la lente diffusion de la technologie est celui développé par Paul David dans "Computer and Dynamo: The Modern Productivity Paradox in a Not-too-Distant Mirror" qui paru dans une livre de 1991 de l’OCDE appelé Technology and Productivity: The Challenge for Economic Policy. Lorsque David écrivait, les Etats-Unis connaissaient un ralentissement de la productivité depuis les années soixante-dix. Cependant, l’informatisation avait pris une telle ampleur à cette époque que Robert Solow fit une remarque aujourd’hui bien célèbre : « Nous voyons les ordinateurs partout sauf dans les statistiques économiques ». David renvoie à l’exemple historique de l’usage des dynamos pour produire l’électricité, expliquant que cette invention était présente depuis des décennies, à large échelle, avant de se traduire par des gains de productivité.

Les dynamos ont produit de l’électricité qui fut utilisée pour l’éclairage depuis les années 1870. Cette technologie était suffisamment connue pour que l’Exposition universelle de Paris de 1900 mette en scène plusieurs machines électriques, alimentées par l’énergie générée par d’énormes dynamos. Mais l’Exposition universelle de Paris utilisa aussi la lumière électrique pour éclairer les espaces publics comme jamais on ne l’avait fait auparavant. David écrit : « bien que les Européens connaissaient déjà la lumière électrique depuis des décennies, jamais avant l’Exposition elle n’avait été utilisée pour une ville entière, ce qui permit aux animations extérieures de se poursuivre la nuit ».

Même si l’on avait saisi le potentiel technologique entourant la création et l’utilisation de l’électricité (…), la croissance de la productivité aux Etats-Unis et au Royaume-Uni fut en fait relativement faible durant les deux décennies qui suivirent 1890. Ce n’est pas avant les années 1920 que la croissance de la productivité fondée sur l’électrification s’accéléra réellement. (…) Bien que la technologie fût déjà bien connue, il fallut du temps pour que l’électrification se diffuse. Voici un graphique montrant la diffusion de l’électrification parmi les ménages et un autre montrant sa diffusion dans le secteur industriel. Paris était illuminée par la lumière électrique en 1900, mais la plupart des endroits aux Etats-Unis n’avaient alors pas accès à l’électricité. (…)

Mais ce ne fut pas seulement la diffusion de l’électricité. Ce fut également les changements auxquels durent procéder les ménages et les entreprises pour en tirer un avantage. (…) Les entreprises eurent plus de liberté pour localiser leurs usines et configurer leurs machines, mais il leur fallut du temps et un véritable apprentissage pour trouver des manières de le faire. Plus largement, l'électricité a tout changé, de l'éclairage dans les usines jusqu’à la sécurité incendie, et elle permit de développer de nouveaux procédés chimiques et de chauffage, et bien plus encore. Il fallut du temps aux ménages américains (au moins jusqu’aux années vingt) pour disposer à la fois d’une source d'électricité et d’une offre de nouveaux appareils ménagers tels que l'aspirateur, la radio, le lave-linge, le lave-vaisselle (…).

Au milieu des années 1990, plusieurs années après que l’essai de Paul David ait été publié, la productivité américaine s’accéléra grâce à la création et l’utilisation des technologies d’information et de communication. Cette accélération n’eut pas lieu à l’instant auquel on s’y attendait. Mais comme David l’écrivit, beaucoup de gens "ne saisissent pas la complexité et la contingence historique du processus impliqué par le changement technologique et l’imbrication de ce dernier avec les transformations économiques, sociales, politiques et légales. Il n’y a pas d’automatisme dans la mise en œuvre d’un nouveau paradigme technologique, telle que celui que nous discernons actuellement en confluence des progrès dans les ordinateurs et technologies de communication".

Dans mon esprit, les exemples comme la lente diffusion du tracteur et de l’électrification suggèrent que nous n’avons peut-être pas encore tiré tous les gains sociaux que nous pouvons tirer de la révolution des technologies de l’information et de la communication. L’une des raisons pour lesquelles les tracteurs se diffusèrent lentement fut que les capacités des tracteurs se sont accrues régulièrement, ce qui les rendit plus attractifs au cours du temps. (…) La puissance des technologies d’information et de communication continue à augmenter, ce qui suggère que nous en trouverons de nouveaux usages et applications possibles. L’une des raisons pour lesquelles l’électrification s’est diffusée lentement est qu’il fallut du temps pour que les producteurs repensent et modifient leurs procédés de fabrication, du temps pour que l’électricité gagne en puissance et du temps pour que les appareils ménagers reliés à l’électricité soient créés et se diffusent. De même, je pense que plusieurs entreprises n’ont qu’à peine repensé et modifié leurs procédés de production en réponse aux avancées dans les technologies d’information et de communication, les capacités de cette technologie (comme la connectivité sans fil et la puissance de calcul) continuent d’évoluer et la gamme des nouveaux produits ménagers utilisant cette technologie (dans des domaines comme les maisons automatisées, les voitures sans conducteurs et la robotique) poursuivent leur développement.

Au final, bien sûr, plusieurs d’entre nous sommes un peu schizophréniques à propos du futur du changement technologique. Certains jours nous craignons que le changement technologique soit trop faible et que l’économie américaine soit par conséquent promise à l’avenir à une faible croissance et une stagnation du niveau de vie. D’autres jours nous nous inquiétons que le changement technologie puisse être si rapide qu’il entraîne une destruction massive d’emplois. (…) Lorsque je suis optimiste, j’espère qu’une société et économie flexibles puisse trouver des moyens de s’adapter à une forte dynamique de progrès technique et de croissance économique. »

Timothy Taylor, « When technology spreads slowly », in Conversable Economist (blog), 18 avril 2014. Traduit par Martin Anota.



aller plus loin...

Comment expliquer l’adoption des technologies ?

Comment la technologie se diffuse-t-elle géographiquement ?

La croissance américaine est-elle épuisée ?

La révolution informatique est-elle finie ?

dimanche 6 avril 2014

Le statut de la microfinance

INDIA-MICROFINANCE/

« Les Nations Unies ont déclaré que 2005 était l'Année internationale du microcrédit. En 2006, le Prix Nobel de la Paix a été attribué à Mohammad Yunus et à la Grameen Bank du Bangladesh. Mais plus récemment, le gouvernement du Bangladesh a fait pression sur Yunus de la Grameen Bank, il a tenté de le poursuivre pour fraude fiscale à partir de ce qui ressemble à des preuves fragiles et il a proposé le démantèlement de la Grameen en 19 banques distinctes. Un scandale a éclaté en Inde, où un prêteur de microfinance basé dans l'Andhra Pradesh a été accusé d’avoir conduit plus de 50 emprunteurs au suicide en les menaçant lorsqu’ils ne pouvaient pas rembourser leurs petits prêts dans les délais. David Roodman trie les éléments de preuve sur l'état actuel de la microfinance dans "Armageddon or Adolescence? Making Sense of Microfinance’s Recent Travails" paru comme document de travail pour le Center for Global Development Policy Paper en janvier 2014.

Le premier fait à reconnaître est que la microfinance s’est beaucoup développée, représentant près de 80 milliards de dollars et qu’elle est fortement présente dans le monde entier. Le nombre de microprêts en circulation a dépassé 90 millions en 2010, avant de diminuer en 2011 suite à la vaste crise économique dans l'économie mondiale et du fait que la microfinance s’est asséchée dans plusieurs régions et pays.

Roodman explore dans le détail sur la situation financière des institutions de microfinance. Petite histoire : elles sont souvent en mesure de lever des capitaux à très bon marché, à travers des donateurs out des emprunts faits sous les taux du marché. Cependant, à quelques exceptions notables comme les institutions de microfinance en Andhra Pradesh , ils sont alors en mesure de fonctionner de façon assez autonome, avec des remboursements de prêts antérieurs finançant de nouveaux prêts. En outre, un certain nombre d'institutions de microfinance ne se contentent plus d’octroyer des prêts et elles commencent à fournir une gamme complète de services financiers aux personnes à revenu faible et instable, y compris en mettant en place des dépôts bancaires et en facilitant les transferts d'argent nationaux et internationaux.

Roodman examine également les preuves qui suggèrent que les avantages de la microfinance ont été mal compris et erronées. La croyance commune est que la microfinance aide les gens à faible revenu à démarrer des entreprises qui peuvent ensuite les faire sortir de la pauvreté. Mais les meilleures et plus récentes études économiques montrent que si la microfinance aide à démarrer des entreprises, l'effet sur la pauvreté pour ceux qui reçoivent les petits prêts est négligeable. Bien sûr, les futures études peuvent parvenir à des résultats différents. Mais pour l'instant, les plus grands avantages de la microfinance semblent être qu'elle permette à ceux ayant un très faible revenu d'avoir plus de contrôle sur leur vie. Ils peuvent emprunter pour acheter un bien durable. Ils peuvent avoir un endroit où leurs économies sont en sécurité et où ils peuvent transférer de l'argent. En outre, d'un point de vue social, les institutions de microfinance développent les capacités d'organisation et de gestion pour fonctionner comme les banques classiques.
Le secteur de la microfinance est devenu assez grand pour attirer aussi des capitaux du secteur privé. En un sens, être capable de puiser dans les marchés financiers du secteur privé est un signe de la force et de la viabilité du secteur de la microfinance. Mais il entraîne inévitablement des controverses lorsque certaines personnes ou organisations réussissent lorsqu’elles fournissent des biens et des services aux pauvres. Et dans certains cas, les établissements en expansion dans la microfinance peuvent profiter de l'absence de réglementation et de protection des consommateurs dans ces pays et le manque de sophistication d'un certain nombre de leurs emprunteurs pour agir de manière prédatrice et sans scrupules. Roodman résume certaines des leçons clés pour l'état actuel de la microfinance dans cette façon :

"Dans le mouvement de l'histoire, les pays qui sont riches aujourd'hui ont eu le plus de temps d’apprendre de dures leçons (et parfois de les oublier). Dans ces pays, le système de prêt comprend des acteurs tels que les prêteurs de détail ; les investisseurs ; des bureaux d’information sur le crédit ; et des organismes de réglementation qui limitent et contrôlent les différents aspects des produits de crédit (…). Pour les établissements qui acceptent des dépôts, les régulateurs supplémentaires interviennent pour assurer ces dépôts ou veiller à ce que dans des circonstances ordinaires le capital soit suffisant pour absorber les pertes et pour répondre aux demandes de retrait. Une vérité souvent négligée avec l'excitation autour de la microfinance comme modèle de services de détail, c'est qu'il ne fait pas exception à cette nécessité d’avoir des institutions accompagnatrices. Le besoin est même plus grand lorsque l’on cible des pauvres...

"La microfinance a connu une croissance depuis 35 ans et elle atteint maintenant plus de 100 millions de personnes, qui ne peuvent pas tous se tromper dans leurs jugements sur l'utilité de la microfinance. De plus, la plupart d'entre eux sont desservis par les institutions qui sont presque ou complètement auto-suffisantes en termes financiers ; ces institutions de microfinance ne dépendent pas fortement des subventions extérieures… En raison des vicissitudes de la pauvreté, les pauvres ont plus besoin de services financiers que les riches. Leurs options financières seront toujours moindres (c’est l’une des caractéristiques d'être pauvre) et la microfinance offre des options supplémentaires avec des forces et faiblesses distinctes.

"Le secteur de la microfinance a démontré sa capacité à construire des institutions durables pour offrir sur une grande échelle une variété de services intrinsèquement utiles. Néanmoins les récents déboires sont des signes que quelque chose ne va pas dans l'industrie. Ce qui ne va pas, c’est ironiquement ce qui allait autrefois dans le secteur : il a largement contourné les gouvernements en faveur d'une approche expérimentale, allant vers le haut (bottom-up) pour construire des institutions. Le secteur est devenu si bon à créer des institutions et à injecter des fonds en leur sein qu’il oubliait souvent qu'un système financier durable se compose de d’autres acteurs que les institutions de détail et de leurs investisseurs. La focalisation étroite est devenue un problème grandissant au fur et à mesure que la microfinance se développait… Pour devenir mature, le secteur et ses partisans devraient reconnaître le déséquilibre qu'il a créé. Lorsque cela est possible, ils devraient renforcer les institutions de modération comme les bureaux de crédit et les régulateurs. En acceptant de telles institutions, ils devront peut-être investir moins. Dans le financement de la microfinance, moins c'est parfois plus." »

Timothy Taylor, « The status of microfinance », in Conversable Economist (blog), 29 janvier 2014. Traduit par Martin Anota.

lundi 24 mars 2014

Le chômage de longue durée arrive aux Etats-Unis

USA/

« L'une conséquence durable de la Grande Récession a été que le problème du chômage de long terme touche désormais l'économie américaine. Alan B. Krueger, Judd Cramer et David Cho présentent des données empiriques et une analyse saisissante dans leur "Are the long-term unemployed on the margins of the labor market?" présenté à la conférence du printemps du Brookings Panel on Economic Activity qui vient de s'achever. Pour avoir une idée du problème, voici un couple de graphiques saisissants tirés de l’étude de Krueger, Cramer et Cho. Décomposez les chômeurs en trois groupes : ceux au chômage pendant 14 semaines ou moins, les chômeurs de 15 à 26 semaines et les chômeurs de plus de 26 semaines. A quoi les dynamiques ressemblent-elles, que ce soit au cours du temps ou dans la plus récente période ?

GRAPHIQUE 1 Taux de chômage aux Etats-Unis selon la durée (en % de la population active)

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Quelques dynamiques apparaissent ici :

1) Au cours des 65 dernières années, le taux de chômage de court terme, c’est-à-dire de 14 semaines ou moins, a été plus élevé que le taux de chômage de moyen ou long terme. Mais juste après la Grande Récession, le taux de chômage de long terme a tant augmenté qu'il a dépassé le taux de chômage de court terme.

2) Au cours des 65 dernières années, le taux de chômage de moyen terme pour les personnes sans emploi de 15 à 26 semaines s’est déplacé d'une manière assez similaire et à un niveau similaire que le taux de chômage de long terme pour les personnes sans emploi depuis plus de 26 semaines. Mais après la Grande Récession, le taux de chômage de longue durée s’est fortement éloigné du taux de chômage de moyen terme.

3) En outre, notez que, juste après la Grande Récession, le chômage de longue durée continuait à augmenter alors que les taux de chômage de court et moyen termes avaient déjà atteint un sommet et commençaient à baisser. 4) Le taux de chômage de court terme est maintenant inférieur à la moyenne d'avant la récession pour les années 2001-2007. Le taux de chômage de moyen terme est presque de retour à sa moyenne d'avant la récession. Le taux de chômage de long terme, même s’il a diminué au cours des derniers mois, est toujours proche de son maximum pour la période 1948-2007.

Ce résultat est troublant pour de multiples raisons. Krueger, Cramer et Cho présentent des preuves empiriques montrant que la plus récente vague de chômeurs de long terme s’est détachée du marché du travail : ils ont une chance très réduite de retrouver un emploi, peu d'effet sur les hausses salariales et, s'ils trouvent un emploi, ils sont susceptibles de retourner bientôt au chômage. Un résumé de l’étude indique que "le taux de chômage de court terme est un prédicteur beaucoup plus fort de l'inflation et de la croissance des salaires réels que le taux de chômage global aux États-Unis. Même au cours des bons moments, les chômeurs de longue durée sont en marge du marché du travail, avec de moindres perspectives d’emploi et des taux de retrait de la main-d'œuvre plus élevés et, par conséquent, ils exercent peu de pression sur la croissance des salaires ou sur l'inflation. Même après avoir trouvé un autre emploi, le réemploi ne remet pas entièrement les pendules à l’heure pour les chômeurs de longue durée, qui sont souvent de nouveau sans emploi peu de temps après qu'ils aient été réembauchés : seulement 11 % de ceux qui étaient chômeurs de longue durée au cours d’un mois donné sont retournés à un emploi à temps plein stable un an plus tard. Les chômeurs de longue durée sont répartis dans tous les coins de l'économie, avec une majorité précédemment employée dans les emplois de ventes et de services (36 %) et des emplois de cols bleus (28 %)".

Pour moi, l'un des graphiques les plus troublants représente le taux de chômage de long terme dans plusieurs pays à revenu élevé. Le graphique montre la part des chômeurs d’un pays que l’on peut qualifier de chômeurs de longue durée, soit la part des chômeurs qui ont été sans emploi pendant plus de six mois.

GRAPHIQUE 2 Taux de chômage de long terme dans certains pays développés (en % du chômage total)

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Dans les économies américaine et canadienne, les chômeurs de long terme représentaient historiquement peut-être 10-20 % du chômage total. Pendant ce temps, dans des pays comme l'Italie, l'Allemagne ou la France, le chômage de long terme s’élevait souvent à 60-70 %, voire plus, du chômage total. Ce que signifie fondamentalement être "chômeur" est assez différent, selon que l'expérience du chômage est habituellement assez courte ou habituellement assez longue. Aux États-Unis, la part des chômeurs qui sont au chômage de long terme n'a pas encore atteint le niveau observé dans ces autres pays avancés. Mais l'expérience de ces dernières suggère que lorsque la proportion de chômeurs qui est à long terme au chômage est très élevée, cette situation peut persister pendant des décennies.

Je ne sais pas exactement quelles politiques fonctionneront le mieux pour ramener les chômeurs de longue durée dans la population active. Mais la Suède et le Canada, pour prendre deux exemples présents sur le graphique, ont apparemment rencontré un certain succès. Mais on peut craindre que les approches précédemment adoptées aux Etats-Unis pour lutter contre le chômage ne soient pas bien adaptées pour le chômage de longue durée qui a émergé après la Grande Récession. »

Timothy Taylor, « Long-run unemployment arrives in the U.S. economy », in Conversable Economist (blog), 24 mars 2014. Traduit par Martin Anota.


aller plus loin... lire « Le taux de chômage naturel, un concept suranné »

samedi 22 mars 2014

Le dollar va-t-il rester la monnaie de réserve du monde ?

KOREA-RESERVES/

« Dans les séances de questions-réponses qui suivent les conférences que je donne sur l'économie américaine, il y a toujours quelqu’un pour me demander si le dollar restera la monnaie de réserve mondiale. Du moins jusqu'à présent, il tient bon. Eswar Prasad passe en revue les arguments dans son article "The dollar reigns supreme, by default" paru dans le numéro de mars 2014 de la revue Finance & Development du FMI.

Une manière de voir l'importance du dollar américain consiste à regarder dans quelles devises les gouvernements et les investisseurs du monde entier choisissent de détenir leurs réserves. A la suite de la crise financière et économique de 1998 en Asie de l'Est, beaucoup de pays ont commencé à accumuler leurs réserves internationales en dollar. Au lendemain de la Grande Récession, un certain nombre de pays ont quelque peu réduit leurs réserves de dollars et ils désirent aujourd’hui les reconstituer. Par exemple, voici un graphique de Prasad montrant la forme sous laquelle les gouvernements détiennent leurs réserves de change. Notez qu'il n'y a pas de chute dans les années consécutives à la récession.

GRAPHIQUE Composition des réserves de devises (en %)

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Prasad écrit que "la crise financière mondiale a brisé les idées reçues sur le montant de réserves dont une économie a besoin pour se protéger contre les effets de contagion des crises mondiales. Même les pays détenteurs de stocks importants ont vu leurs réserves diminuer rapidement sur une courte période pendant la crise alors qu'ils cherchaient à protéger leurs monnaies de l'effondrement. Les treize économies que j'ai étudiées ont perdu entre un quart et un tiers de leurs stocks de réserves sur environ huit mois au plus fort de la crise".

Le dollar américain est aussi de loin la monnaie dominante dans les transactions économiques mondiales. Les cours mondiaux sont souvent libellés en dollar. Lorsque le résident d’un pays doit payer une facture au résident d’un autre pays ou que le premier réalise un investissement au bénéfice du second et qu’il est nécessaire de convertir des devises, le dollar américain intervient souvent, même si l'opération n'a rien à voir avec l'économie américaine, car les devises sont converties en dollars dans les processus internes aux marchés de taux de change. Le dollar américain est utilisé dans 87 % des transactions de change. Les marchés de change échangent maintenant plus de 5 mille milliards de dollars par jour.

L'économie américaine tire clairement des bénéfices à ce que le dollar soit la monnaie de réserve du monde : le monde présente un énorme appétit à détenir des actifs libellés en dollars américains, ce qui facilite bien des choses pour une économie à faible épargne comme les Etats-Unis qui doit emprunter de larges montants aux investisseurs étrangers. Voici un graphique de Prasad montrant qui détient de la dette publique des États-Unis :

GRAPHIQUE Propriétaires de la dette publique des Etats-Unis (en milliers de milliards de dollars)

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Beaucoup d'investisseurs étrangers, y compris de gouvernements, s’inquiètent d’avoir si lourdement investi dans des actifs libellés en dollar américain. Ils craignent que si l'inflation augmente, la valeur réelle de leurs avoirs en titres diminue. Pourtant, comme l'écrit Prasad, "les pays émergents sont frustrés de ne pas avoir vraiment d’autres actifs que ceux libellés en dollars pour détenir la plupart de leurs réserves, d'autant plus que les taux d'intérêt sur les titres du Trésor sont restés faibles pendant une période prolongée, à un niveau à peine suffisant pour faire face à l'inflation. Cette frustration est d’autant plus douloureuse que, malgré sa puissance en tant que monnaie de réserve dominante, le dollar est susceptible de perdre de la valeur sur le long terme. La Chine et d'autres pays émergents clés devraient continuer à connaître une plus forte croissance de la productivité que les Etats-Unis. Donc, lorsque les marchés financiers mondiaux se calmeront, le dollar sera susceptible de retrouver cette tendance à la dépréciation progressive (...). En d'autres termes, les investisseurs étrangers s’attendent à obtenir de faibles montants en devise domestique lorsqu’ils finiront par vendre leurs placements en dollars.

Voici un graphique tiré du site FRED bien utile que gère la Réserve fédérale de Saint Louis montrant l'affaissement global du dollar américain au cours du temps, avec quelques bosses notables le long du chemin.

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Au fil du temps, on peut s’attendre à voir le rôle du dollar américain comme monnaie de réserve mondiale décliner. D'autres économies connaissent une plus forte croissance. Au fur et à mesure que les marchés financiers mondiaux s’intègrent plus étroitement, il devient de plus en plus facile d'effectuer des transactions qui ne font pas intervenir le dollar américain. Mais d’après les prévisions de Prasad et de bien d’autres auteurs, le dollar va rester dominant, non seulement pour encore quelques années, mais peut-être pour encore quelques décennies. Cela s’explique notamment parce qu'aucune alternative n’apparaît clairement. Certaines personnes bien informées continuent de douter que l'euro puisse survivre. La Chine est destinée pour être la plus grande économie au monde, mais comme Prasad l’écrit, "le développement limité du marché financier et la structure des institutions politiques et juridiques en Chine font qu'il est improbable que le renminbi devienne l'un des principaux actifs de réserve vers lesquels les investisseurs étrangers, y compris d'autres banques centrales, se tourneront pour détenir leurs fonds. Au mieux, le renminbi va éroder, mais pas contester significativement, le statut prépondérant du dollar. Aucun autre pays émergent n’est en mesure de voir sa monnaie acquérir le statut de monnaie réserve, encore moins de contester le dollar." »

Timothy Taylor, « Will the U.S. dollar remain the world's reserve currency? », in Conversable Economist (blog), 21 mars. Traduit par Martin Anota


aller plus loin... lire « Pour quelques dollars de plus… Réserves et croissance en temps de crise » et « Pourquoi les déséquilibres globaux se sont-ils résorbés ? »

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